Compe-rendu d'Odile Dapsens (Université d’Orléans - Université Catholique de Louvain) dans la Revue d'Histoire Ecclésiastique, n° 113/3-4 (2018), pp. 1070-1071.
van Kasteel, Hans, Reuchlin, Le Verbe qui fait des Merveilles, Grez-Doiceau, Beya, 2014, 308 p., ISBN : 978-2-930729-00-8.
www.brepolsonline.net/toc/rhe/2018/113/3-4
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Compte-rendu publié par Serge Caillet
Philosophe, théologien d’origine allemande, Jean ou Johannes Reuchlin (1455-1522), fut l’un des premiers européens hébraïsant à défendre la valeur de l’hébreu et de la kabbale dans un contexte chrétien, au point d’être inquiété par les Dominicains et par l’Inquisition, qui le condamnera en 1513 pour avoir refusé de brûler des livres juifs. Le pape Léon X et le Ve concile de Latran s’en mêleront jusqu’à prendre sa défense. En 1516, il deviendra Frère convers de l’Ordre des Augustins, sera ordonné prêtre, fuira la peste, sera finalement acquitté en 1520, avant de revenir à Tübingen, en 1521, où il s’engagera dans le dernier combat de sa vie terrestre, contre la réforme de Luther.
Admirateur de Pic de la Mirandole, Reuchlin s’est évertué à montrer les fondements mystiques et théologiques des Oracles chaldaïques et de la kabbale chrétienne. Après l’avoir traduite du latin, François Secret a rendu accessible son œuvre la plus fameuse : De arte cabalistica (De l’art kabbalistique, 1517), qu'il a publiée sous le titre : La kabbale, (Aubier-Montaigne, 1973 ; nouv. éd., Archè, 1995).
Voici que les Editions Beya tirent aujourd’hui de l’ombre une autre œuvre majeure de Reuchlin : De verbo mirifico (1494), avec une introduction, des notes et dans une traduction de Hans van Kasteel : Jean Reuchlin, Le Verbe qui fait des merveilles Éditions Beya, 2014). Reuchlin y consigne en trois livres les échanges entre un païen nommé Sidonius, un Juif nommé Baruchias et un chrétien du nom de Capnion, qui n’est pas sans rappeler l’auteur lui-même.
De Verbo mirifico ouvre un débat nouveau sur la notion de « science », mais surtout sur la question essentielle des mots, des noms et des paroles aux effets réputés miraculeux. En l’espèce, souligne Reuchlin, les mots sacrés hébreux ont un sens, une force, une puissance particulière.
Enfin, sa connaissance précise de l’Ecriture, des philosophes grecs, de la littérature juive et de l’exégèse des Pères permet à Jean Reuchlin de défendre la primauté des mystères du Verbe, de la Trinité, du Christ et tout particulièrement du nom de Jésus dont il est un des tous premiers occidentaux à relever la valeur mystérique. Son invention de l’orthographe, que d’aucuns jugeront fantaisiste, du Nom de Jésus, où la lettre Shin s’insère dans le Tétragramme, connaîtra un succès considérable, qui dépassera largement le contexte de la kabbale chrétienne dont Reuchlin est l’un des fondateurs.
Plus de quarante ans après François Secret, qui nous avait rendu accessible son Art kabbalistique, Hans van Kasteel et les Editions Beya, permettent à chacun de lire le texte originel de l’une des œuvres fondamentales de l’un des fondateurs de la kabbale chrétienne.
S. C.
Publié il y a 19th November 2014 par Serge Caillet
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Bulletin d'histoire des ésotérismes
Revue des Sciences philosophiques et théologiques
Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE
2014/2 (Tome 98) p. 392
Une traduction d’un important texte de kabbale chrétienne est parue.
Le De Verbo mirifico de Jean REUCHLIN, due à Hans VAN KASTEEL est, dès son titre, Le Verbe qui fait des merveilles de belle facture, bien que l’on puisse regretter quelques flottements ou approximations de traduction, non seulement à propos de mirificus (rendu p. 11 et 169 par « miraculeux » et, plus exactement, p. 171 et 208, par « qui fait des merveilles »), mais, encore, notamment de spiraculum (rendu, étrangement p. 48, par « soupirail » et, p. 167 et 223, par « souffle »), de intellectus agens et potestitativus agens (traduit, respectivement, p. 58 par « l’intellect en acte » et par « intellect, en puissance, agissant »), d’influxus (traduit, p. 61, d’abord par « influence » puis par « influx »), de praestigium (traduit, p. 84, 91, 98 et 125, par « prestige », alors que, judicieusement, p. 137, praestigiosus est rendu par « illusoire »), de verbum (traduit, p. 108, d’abord par « mot » puis par « parole »), de spiritus inclusus (traduit, p. 120, par « souffle enfermé » et, p. 134, par « esprit enclos »), de formantur (traduit, p. 125, par « ils ont été formulés »), de numeratio (traduit, p. 155, par « numérotation »), de portentum (traduit, p. 202, par « merveille », p. 226, par « présage », tandis que portentificum est rendu, p. 271, par « qui fait des miracles »), de nuncius (traduit, p. 205, par « message »), d’aemulator (traduit, p. 229, par « d’émulation » et, p. 229, par « pourvu d’émulation ») ; quelques erreurs d’hébreu ou de grec (p. 199, dans Innon, un het est mis pour un yod ; p. 212, homoousia est écrit homousia) ; etc.
Signalons encore que quelques mots ont été oubliés (p. 45, « Il descendit per nubem vers lui » ; p. 215, « dont ils ont & humaniter partagé la table » ; p. 272, « aux devins, magos, aux prêtres ») et que certaines sources n’ont pas été repérées (p. 109, § 3, Pic, Conclusiones 9 > 22 ; p. 111, § 3, Jamblique, De myst. VII, 5 ; p. 113, Asclepius 23 et 37 ; p. 136, § 2, 1 Co 8, 11 ; p. 156, § 5, Ex 31, 18 ; p. 203, dernier §, Ps 148, 4 et 8 ; p. 205, § 2, Lactance, Div. inst. IV, 7, 3 ; p. 218, dernier §, Pic, Heptaple ; p. 229, § 4, Platon, Rép. VI, 508c ; p. 233, Boèce, Contre Eutychès VII, Symbole Quicumque, Latran IV ; p. 234, § 4, Nicée I « Expositio fidei » ; p. 235, § 5, Col. 2, 3 ; p. 236, dernier §, Credo et « De fide catholica » de Latran IV ; p. 237, § 2, Ps 22, 7 ; p. 251, dernier §, Ph 2, 9 ; p. 265, dernier §, Ph 2, 6-7 ; p. 284, § 6, Ap 4, 12). Si nous mentionnons, sans prétendre à l’exhaustivité, ces quelques insuffisances, généralement mineures, c’est que cette traduction mérite amplement la lecture et donne enfin au lecteur non latiniste accès à ce premier texte majeur du grand kabbaliste chrétien que fut Reuchlin et dont nous ne disposions jusqu’alors, en traduction française, que du De arte cabalistica par François Secret (Paris, Aubier-Montaigne, 1973 ; Milan, Archè, 1995).
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30 novembre 2021
Numéroté « 15 », ce nouveau titre de la maison d'édition belge Beya vient confirmer le rôle d'éveilleur qu'elle tient dans le domaine des études philosophiques, et, singulièrement, celles qui se rapportent aux études hermético-alchimiques et paracelsiennes. Nous sommes, ici, au cœur d'un ésotérisme de haute volée, situé à mille lieux de la production moderne. Le Verbe qui fait des merveilles, qui rend en français le De Verbo mirifico, a été introduit, traduit du latin et annoté par Hans van Kasteel, dont il faut louer le travail soigné.
Qui est Jean Reuchlin (1455-1522) ? Cet Allemand, né Pforzheim, a été un maître dans les humanités de son temps, étudiant la grammaire et la rhétorique, la philosophie, le droit et la théologie, le grec, l'hébreu et l'araméen. Sa quête de sens le conduit dans une amitié intellectuelle et spirituelle avec Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Jean Trithème. Après un périple dans plusieurs régions d'Allemagne, en France et en Italie, il sera, un temps, juge à la cour de Souabe. A partir de 1509, il est la cible de l'Inquisition, car il a pris la défense de la littérature traditionnelle juive menacée d'interdiction. Cette polémique durera onze ans, et se soldera par une clôture de l'affaire en sa faveur.
Philosophiquement, Jean Reuchlin s'inscrit clairement dans le courant du néoplatonisme, et Hans van Kasteel, dans son introduction, nous apprend qu'il est un « cabaliste chrétien » (p. XI). Qu'est-ce à dire ? Il est nécessaire de comprendre, ici, le sens de la « cabale », pour mieux saisir les lignes de force philosophiques qui structurent Le Verbe qui fait des merveilles. L'un des collaborateurs de Beya Editions, Stéphane Feye, avec sa très grande érudition, et sa connaissance des langues et des philosophies anciennes, a clairement mis en évidence l'universalité de la cabale qui n'est pas monopolisée par le judaïsme médiéval, ainsi que le prétendent de nombreux historiens. « Comme le mot vient de l’hébreu, on a voulu voir dans la cabale une doctrine spécifiquement juive, qui se serait développée surtout au Moyen Âge. S’il est exact que de nombreux sages hébreux ont été possesseurs de la cabale, et se sont dit cabalistes (meqoubalim), il faut savoir que celle-ci est universelle et qu’il n’y a pas seulement une cabale juive. Tout homme qui, depuis Adam, a reçu la communication de l’objet dont nous parlons, est un cabaliste, quelle que soit la nation dont il est issu ou la tradition religieuse dans laquelle il a été instruit. En revanche, tout homme qui n’a pas reçu physiquement cet objet ne peut absolument pas se dire cabaliste, quelle que soit son appartenance sociale ou ses études. C’est ainsi qu’on peut certes parler d’une cabale pythagoricienne, chrétienne ou musulmane, et bien évidemment aussi d’une cabale juive. Mais l’objet transmis est cependant toujours le même ; seuls ses vêtements changent selon les lieux, les temps, les langues et les peuples ».
Jean Reuchlin enracine sa conception du monde dans le christianisme. Mais, on ne dira jamais assez à quel point celle-ci réserve un accueil favorable à l'égard des vérités qui viennent d'ailleurs. C'est tout le sens de ce livre rédigé en 1494. La date, pour nous, est importante, et éminemment symbolique. Deux ans auparavant, Grenade tombait, mettant fin à la civilisation arabo-musulmane de l'Andalousie, qui fut longtemps terre de convivialité. Tolède et Cordoue, par exemple, furent des jalons essentiels dans la translatio studiorum, par laquelle les héritages grecs transitèrent par Damas, Baghdad, et la Sicile de Frédéric II également. Le Verbe qui fait des merveilles est le récit d'une conversation à la fois transculturelle et transreligieuse qui mériterait donc d'être entendue en ces temps de choc des civilisations...
Trois hommes se rencontrent et entament une discussion, placée sous le signe de l'amitié, durant trois jours. Jean Reuchlin prend le masque de Capnion, qui représente le christianisme, Baruchias représente lui le judaïsme, et Sidonius est le « païen ». Arrêtons-nous sur ce dernier personnage. Comme son nom l'indique, il est originaire de Syrie, de la ville de Sidon. Il est donc phénicien. Ce proche-oriental se réclame de l'école d'Epicure, un courant de la pensée grecque. Pourtant, à un moment de la discussion, Baruchias déclare à Sidonius : « Dans le livre que les tiens ont intitulés Le Coran... ». Il est donc légitime de dire que notre phénicien représente une tradition gréco-islamique...
Hans van Kasteel expose les thèmes de la discussion et sa finalité dans l'esprit de Jean Reuchlin : « Le débat porte sur la notion de « science », sur les mots, noms ou paroles magiques, aux effets miraculeux, en particulier sur les mots hébreux sacrés, enfin sur les mystères du Verbe, de la Trinité, du Christ et du nom de Jésus. On trouvera dans le De Verbo mirifico un témoignage révélé, c’est-à-dire revoilé, de la scientia perennis, appuyé d’une connaissance précise des textes des philosophes grecs, de la littérature cabalistique juive, des commentaires des Pères, et bien sûr des Saintes Écritures. Reuchlin cherche avant tout à mettre en évidence, d’une manière qui force l’admiration, l’unité profonde qui se dégage des différents types d’enseignements, d’écrits et d’écoles suscités par les Maîtres du savoir. On ne trouvera chez lui aucune trace de sectarisme, voire de christianisme faussement triomphateur. La vérité se trouve nécessairement partout où elle a été communiquée, quel qu’en soit le mode d’expression. »
On doit également à Hans van Kasteel la direction d'Oracles et prophétie, dont nous parlerons prochainement, et de Questions homériques, que nous avons déjà présentées (décembre 2013).
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