Le 23 mars 2025
Sagesse oraculaire et Lumière prophétique
Par Mohammed Taleb
« Oracles et Prophétie » est un ouvrage collectif dirigé par l’érudit Hans van Kasteel et publié par les Éditions Beya. Ce livre de 305 pages rassemble une série d'articles rédigés par divers auteurs, explorant les oracles issus de plusieurs grandes traditions, notamment égyptienne, chaldéenne, grecque, romaine, juive, chrétienne, islamique et humaniste.
Les oracles et la prophétie occupent une place centrale dans l’histoire des traditions spirituelles et philosophiques. À travers les âges, ces pratiques ont servi d’intermédiaires entre le monde humain et le divin, révélant des vérités cachées et orientant les destinées individuelles et collectives. Dans la tradition grecque, les oracles étaient souvent associés à des sanctuaires célèbres comme celui de Delphes, où la Pythie, en transe, délivrait des messages ambigus nécessitant une interprétation. Chez les Romains, les haruspices lisaient l’avenir dans les entrailles des animaux, tandis que les Chaldéens excellaient dans l’astrologie divinatoire. Dans les traditions monothéistes, la prophétie a pris une dimension éthique et eschatologique, les prophètes n’étant pas seulement des messagers de l’avenir, mais aussi des guides avertissant leurs peuples des conséquences de leurs actions. Loin d’être une simple prédiction, la prophétie engage une réflexion sur la destinée humaine et le sens du sacré dans l’histoire.
L'ouvrage dirigé par Hans van Kasteel met l'accent sur l'aspect prédicatif des oracles plutôt que sur leur dimension prédictive. Les auteurs soulignent que, bien que les prophètes puissent annoncer des événements futurs, leur rôle principal est de guider l'humanité au-delà des contingences matérielles, en annonçant des temps messianiques ou un Âge d'Or. Cette expérience prophétique est décrite comme concrète et vérifiable, menant à une régénération physique et spirituelle de l'homme.
J'ai particulièrement été impressionné par La Théosophie de Tübingen, attribuée à un auteur byzantin chrétien anonyme du VIe siècle, peut-être Sévère d’Antioche, traduite par Hans van Kasteel, cheville ouvrière de Beya, qui a eu raison de souligner dans son introduction l’universalisme transculturel de ce texte trop peu connu. Le théosophe écrit :
« Souvent, j’ai médité en mon for intérieur la richesse de la théosophie, et j’ai constaté que, tel un conduit partant d’une source abondante, elle a fait parvenir la connaissance (gnôsis) jusqu’aux Grecs et aux barbares, sans refuser le salut à aucune des nations. “Car aucun dieu n’est malveillant à l’égard des hommes”, dit Platon. Et la Sagesse : “Tu épargnes tout le monde, parce que tout est à toi, maîtresse qui aimes la vie, et ton esprit incorruptible est partout.” […] Il ne faut pas rejeter les témoignages des sages grecs au sujet de Dieu. En effet, puisqu’il n’est pas possible à Dieu de parler aux hommes en se manifestant à eux, il suscite les pensées de ceux qui sont bons pour les proposer comme maîtres à la grande foule. Quiconque donc repousse ce genre de témoignages, repousse en même temps celui qui les inspire. » (p. 250).
Le manuscrit original faisait partie de la bibliothèque personnelle de Jean Reuchlin, un célèbre cabaliste chrétien.
Le néoplatonisme, dont ces textes sont imprégnés, constitue l’une des grandes synthèses philosophiques de l’Antiquité tardive. Héritier de Platon, il développe une vision métaphysique où l’Un, principe ineffable et transcendant, est à l’origine de toute réalité. De l’Un émanent successivement l’Intellect (le lieu des formes intelligibles) et l’Âme, qui anime le monde sensible. Cette hiérarchie cosmique implique une dynamique de retour : l’âme humaine, tombée dans le sensible, doit s’élever à travers la connaissance et la purification intérieure pour retrouver son origine divine. Cette doctrine a profondément influencé la pensée hermético-alchimique, tant en Europe que dans le monde arabe. Elle a irrigué les courants ésotériques et mystiques du Moyen Âge et de la Renaissance, trouvant une résonance particulière dans la philosophie arabo-musulmane à travers des figures comme Al-Fârâbî, Avicenne ou Sohrawardî, qui ont réinterprété ces concepts à la lumière de la révélation coranique. En Occident, la tradition néoplatonicienne a fécondé la pensée de Marsile Ficin et des cercles humanistes de Florence, qui y voyaient un lien entre la sagesse antique, la magie naturelle et la quête alchimique de transmutation de l’être.
J’ai aussi aimé la Philosophie des oracles de Porphyre, ouvrage dans lequel Porphyre examine la nature des dieux, des démons et des héros, ainsi que le rôle des oracles dans la communication divine. Porphyre de Tyr (vers 234-305 apr. J.-C.) est un philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin et éditeur de ses Ennéades. Son œuvre couvre un large éventail de sujets, allant de la métaphysique et de la logique aristotélicienne à la théologie, l'astrologie et la diététique. Défenseur d’un platonisme rigoureux, il s'oppose au christianisme naissant et à certaines formes de théurgie qu’il juge dangereuses pour l’élévation de l’âme. Dans sa vision du monde, les dieux, les démons et les âmes humaines sont organisés selon une hiérarchie ontologique, où les êtres divins restent inaccessibles aux sens mais communiquent à travers des intermédiaires spirituels. Cette perspective se reflète dans son intérêt pour les oracles, qui, selon lui, peuvent être des manifestations authentiques du divin, à condition d’être correctement interprétés par la raison philosophique.
La Philosophie des oracles est un traité dans lequel Porphyre examine la nature et la valeur des oracles dans la tradition religieuse gréco-romaine. S’opposant à une interprétation purement magique ou superstitieuse des pratiques divinatoires, il tente de les intégrer dans une démarche philosophique, en les mettant en relation avec les doctrines néoplatoniciennes. Il distingue divers types d’oracles, certains étant attribués aux dieux, d’autres aux démons ou aux âmes des défunts. Il cherche ainsi à clarifier la manière dont ces messages doivent être compris et utilisés pour l’élévation spirituelle, tout en mettant en garde contre les influences trompeuses. Ce texte, bien qu’en grande partie perdu, a exercé une influence importante sur la pensée religieuse tardive, notamment à travers les auteurs chrétiens et néoplatoniciens qui l’ont discuté et critiqué.
De la Philosophie des oracles de Porphyre à la Théosophie de Tübingen, ces textes témoignent d’un effort constant pour articuler tradition spirituelle et rationalité philosophique. Aujourd’hui encore, les oracles et la prophétie continuent d’inspirer, soulevant des interrogations sur la nature de la connaissance, le libre arbitre et la place du sacré dans nos sociétés contemporaines.
Caroline Thuysbaert et Stéphane Feye ont également apporté une très utile contribution aux études néoplatoniciennes en traduisant intégralement pour la première fois La Philosophie des Oracles de Porphyre. J’ai également lu et avec profit Les oracles chaldéens et la prophétie de P. Sánchez, consacré à un texte majeur du néoplatonisme, et L’oracle du serpent de Rodríguez de Almenara, notamment pour ses remarques sur la perception musulmane du mal.
Commentaires