30 novembre 2021
Je voudrais, ici, présenter les Questions Homériques, douzième ouvrage des éditions Beya, paru sous la direction de Hans van Kasteel. Il nous propose une incroyable anthologie de textes qui sont autant de témoignages de la présence de l'illustre Homère dans l'histoire de la philosophie. Ces textes sont grecs, mais aussi latins, allemands, français, italiens, etc. C'est donc à l'exploration de tout un patrimoine de culture, de littérature, de spiritualité et de métaphysique que nous sommes conviés. Mais, pour comprendre Homère en tant qu'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée, et donc pour entrer dans la matière vivante de cet ouvrage de plus d'un millier de pages, il nous faut faire un détour afin de réhabiliter la vérité des mythes, et la « conscience mythique » qui préside aux aventures homériques. Pour ce détour, et en maintenant fermement dans notre main le fil d'Ariane dans son Labyrinthe ou celui de Pénélope sur son métier à tisser, Georges Gusdorf sera pour nous un guide au pas assuré.
Georges Gusdorf (1912-2000) fut durant de longues années professeur de philosophie à l'université de Strasbourg. De son œuvre, nous retiendrons les inestimables travaux consacrés au romantisme et à la philosophie de la nature, ou ceux qui portent sur l'autobiographie. Mais, dans l'optique qui est la nôtre dans cet article, c'est dans son Mythe et métaphysique, livre publié une première fois en 1953, que nous puiserons une intelligibilité du mythe qui correspond à notre propre conception. A l’écoute de diverses écoles de pensée – philosophique, théologique, scientifique – Georges Gusdorf a entrepris de réhabiliter le mythe et l’imaginaire comme structures constitutives de la personne humaine
Au regard de notre philosophe, le mythe renvoie aux profondeurs même de l’humain, avant son déploiement dans le temps historique. Il écrit : « Le mythe désigne un régime de l’existence caractérisé par le fait que ses structures ont une validité permanente, non pas historique, pourrait-on dire, mais ontologique. Il ne suffit donc pas de dire que les mythes perpétuent le souvenir d'événements anciens, qui se perdent, au besoin, dans la nuit des temps. Situer le mythe dans le temps, ce serait le dépouiller de sa modalité existentielle. « Les événements des mythes, disaient déjà très justement Hubert et Mauss, se passent, semble-t-il, hors du temps, ou, ce qui revient au même, dans l’étendue totale du temps. » (…) Il s’agit donc bien d’un temps transtemporel et qui fait autorité pour toute l’étendue du temps temporel. C’est le temps de la présence totale. » (Gusdorf, 1984, pp. 72-73)
Démythifiée, désymbolisée, l’humanité meurt ! En tout cas, elle perd cette humanitas qui la singularise dans la chorégraphie de l’univers, et lui donne sa place propre au sein de cette danse cosmique à laquelle nous sommes invités. C’est pourquoi la « conscience mythique », écrit-il encore « serre au plus près la réalité humaine » (p. 312). Dans la conclusion de Mythe et philosophie, Georges Gusdorf nous offre une conclusion qui sera notre ouverture aux Questions homériques : « Il ne semble donc pas que l'exigence mythique soit appelée à disparaître. Elle peut renouveler sa matière et les modalités de son expression. Mais l'intention demeure identique. Car la conscience mythique désigne l'instance suprême, régulatrice de l'équilibre ontologique de l'homme. Elle révèle le chant profond de la destinée humaine, dans sa plénitude qui englobe le temps et dépasse le temps. "La mythologie, écrivait Novalis, contient l'histoire du monde des archétypes : elle enclôt le passé, le présent, l'avenir" . Et Kierkegaard note, d'une formule décisive : "La mythologie consiste à maintenir l'idée d'éternité dans la catégorie du temps et de l'espace" » (pp. 358-359).
C'est au philosophe néoplatonicien Porphyre de Tyr (234-305) que nous devons l'expression « Questions homériques ». Hans van Kasteel explique ce choix : « En empruntant à Porphyre, pour intituler ce florilège, l’expression « questions homériques », nous entendons lui rendre son titre de noblesse. Il ne s’agit pas tant de savoir si l’Iliade et l’Odyssée sont l’œuvre d’un seul poète ou de plusieurs, ni si le nom d’Homère s’applique à un personnage historiquement existant ou non, que de percevoir l’intention de l’auteur dans tel vers ou tel passage ». La dynamique de sens qui donne une cohérence au questionnement de ce livre est de montrer que la poésie de l'auteur de l'Iliade et l’Odyssée est une poésie qui porte, dans ses récits, ses histoires, ses contes, ses épopées, des vérités d'ordre physique et métaphysique. Ces vérités seront perçues tout au long des siècles, de Plutarque (42-120) à Clément d'Alexandrie (150-220), de Michel Psellos (1018-1078) à Emmanuel d'Hooghvorst (1904-1999). Le directeur de ce volume rapporte un propos de Plutarque à propos de cette capacité du mythe à dire la vérité : « Chez les Anciens, Grecs aussi bien que barbares, la science de la nature se présentait sous la forme d’un exposé physique caché dans des mythes, le plus souvent comme une théologie d'allure mystérieuse, dissimulée par des énigmes et ses sous-entendus, dans laquelle les choses exprimées sont, pour la foule, plus claires que les choses tues, mais les choses tues plus significatives que les choses exprimées » (p. XXXVI)
Chaque texte proposé est précédé d'une notice explicative, et accompagné d'un riche appareil de notation en bas de pages qui n'empêche nullement le plaisir de la lecture de ce beau livre.
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Françoise Létoublon, professeur de langue et littérature grecque à l'université Stendhal - Grenoble 3.
Hans van Kasteel, Questions homériques. Physique et métaphysique chez Homère, Grez-Doiceau, Beya éditions, 2012: LXXXVIII + 1099 pages y compris index des citations homériques et table des matières. ISBN 978-2-9600575-6-0
Important ouvrage —dans tous les sens du mot— en hommage à Emmanuel d'Hooghvorst, qui publia son Fil de Pénélope chez le même éditeur en 2009, comme l'explique Stéphane Feye dans la préface, sous le titre "Homère retrouvé": il s'agit de rajeunir Homère en retrouvant les questions que l'on y a perçues dans l'Antiquité, des Vies d'Homère à la Renaissance. L'auteur réalise son projet en présentant une très riche anthologie de textes grecs et latins très bien traduits en français, pour autant qu'on en puisse juger sans avoir le texte original sous les yeux, ce que l'on ne saurait regretter au vu du présent volume.
L'introduction, aux pages numérotées en chiffres romains après la préface de S. Feye, porte sur l'exégèse allégorique d'Homère, montrant bien que les commentaires antiques sont principalement d'ordre allégorique. L'ouvrage est explicitement, par son titre déjà, sous le signe de Porphyre. L'auteur précise aussi sa relation aux fameux ouvrages qui l'ont précédé, du père Buffière et de J.Pépin, pour nous limiter ici aux principales références [1]. Il insiste en particulier sur les auteurs byzantins trop négligés chez eux à son avis.
Les textes traduits sont classés par ordre chronologique, ce qui paraît très sage, permettant une sorte d'histoire implicite du genre. L'introduction l'explique bien, l'allégorie se trouve déjà chez les deux héros épiques eux-mêmes, Ulysse (p.xxxi) et Achille (p. xxxi-xxxii) et il y a eu des commentaires allégoriques dès la période archaïque, puis chez divers philosophes et diverses écoles de pensée, mais aucun n'a survécu sinon dans la tradition indirecte. C'est pourquoi le premier auteur cité est le Romain Cornutus. Tous les textes sont précédés d'une brève notice sur l'auteur, très utile dans le cas de ces auteurs trop souvent tombés dans l'oubli.
Je ne vais évidemment pas ajouter un commentaire à cette collection de commentaires, mais j'en donne la liste pour que les lecteurs sachent ce qu'ils peuvent y trouver:
Cornutus, Survol de la tradition théologique grecque [2]
Héraclite, Allégories d'Homère [3]
Plutarque, Sur la vie et la poésie d'Homère (extrait)
Porphyre, Questions homériques sur l'Iliade (extrait)
Commentaire sur l'épisode de Circé
L'antre des Nymphes
Proclus le Diadoque, Commentaire sur la République de Platon, VIe traité
Eustathe, Commentaires sur l'Iliade (extraits)
Commentaires sur l'Odyssée (extraits)
Tzetzès, Allégories sur l'Iliade (extraits)
Allégories sur l'Odyssée (extraits)
Matthieu d'Éphèse, Exégèse concise sur les errances d'Ulysse selon Homère, augmentée d'une explication éthique
Christophe Contoléon, Sur le prologue de l'Iliade
Sur le prologue de l'Odyssée
Commentaire allégorique sur la panoplie d'Agamemnon
Clément d'Alexandrie, Protreptique (extraits)
Stromates (extraits)
Hippolyte de Rome, Réfutation de toutes les hérésies (extraits)
Anonyme byzantin, Récit d'un philosophe sur les sept philosophes grecs discutant de la Providence d'En Haut (extrait)
Anonyme, Centons homériques (extraits) [4]
Michel Psellos, Petits traités d'exégèse homérique et mythologique
Vient ensuite l'Exégèse alchimique d'auteurs divers, et Le Fil de Pénélope d'Emmanuel d'Hooghvort, vu comme témoin de l'existence de l'allégorie d'Homère de nos jours. Mais il est clair que l'époque de l'empire romain, de Byzance, et de la Renaissance (Denis Zachaire, Fabre du Bosquet, Pernety, Jean Dorat, Blaise de Vigenère, Jean de Sponde pour nous limiter à quelques noms) sont celles de sa grande floraison.
Beaucoup de ces textes, capitaux pour comprendre la continuité de la pensée antique, n'étaient pas disponibles en français. On peut bien sûr les lire dans leur ensemble, mais on peut aussi grâce à l'index les consulter à propos de tel ou tel passage d'Homère. Cette très ample collection sera précieuse pour un public très large.
[1] F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris, 1956 et J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1976.
[2] Le mot survol ne me semble pas la traduction idéale. La solution modeste pour Theologiae graecae compendiume adoptée par l'éditrice italienne Ilaria Ramelli (Compendio di teologia greca) citée p. 8 me semble préférable.
[3] Voici les premières phrases de la notice, p. 85: "Nous ne savons pour ainsi dire rien d'Héraclite, jadis appelé aussi Héraclide du Pont, qu'il ne faut pas confondre avec le philosophe présocratique Héraclite d'Éphèse. Il vivait sans doute aux environs du début de notre ère."
[4] La plupart d'entre eux sont généralement attribués à l'impératrice Eudocie, y compris dans les éditions récentes (A.-L. Rey, Homerocentra, Paris, éditions du Cerf, 1998, cité dans la notice).
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« Questions homériques » est une formule de Porphyre, et sous ce titre, Hans van Kastel nous propose une incroyable anthologie de la présence d’Homère dans l’histoire de la philosophie. Le fil d’Ariane qui donne une cohérence au questionnement de ce livre est de montrer que la poésie de l’auteur de l’Iliade et l’Odyssée est une poésie qui porte – dans ses récits, ses histoires, ses contes, ses épopées – des vérités d’ordre physique et métaphysique. Ces vérités seront perçues tout au long des siècles, de Plutarque (42-120) à Clément d’Alexandrie (150-220), de Michel Psellos (1018-1078) à Emmanuel d’Hooghvorst (1904-1999). Le directeur de ce fort volume rapporte un propos de Plutarque à propos de cette capacité du mythe à dire la vérité : « Chez les Anciens, Grecs aussi bien que barbares, la science de la nature se présentait sous la forme d’un exposé physique caché dans des mythes, le plus souvent comme une théologie d’allure mystérieuse, dissimulée par des énigmes et ses sous-entendus, dans laquelle les choses exprimées sont, pour la foule, plus claires que les choses tues, mais les choses tues plus significatives que les choses exprimées. » (p. XXXVI).
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